10 de Mayo de 2012 | Paris / Courrier International
LE LIVRE : : Vingt mille lieues sous la guerre

Le conflit des Malouines, qui opposa l’Argentine au Royaume-Uni il y a tout juste trente ans, n’a cessé d’inspirer les écrivains. Dans le roman de Patricia Ratto, nous suivons une poignée de soldats enfermés Dans un sous-marin où rien ne marche.

Quand on pense à la literature liée à la guerre des Malouines [l’Argentine et le Royaume-Uni se sont affrontés pour la souveraineté de cet archipel de l’Atlantique Sud d’avril à juin 1982], deux romans s’imposent avec toute la force des oeuvres fondatrices : Los Pichiciegos (1983), de Rodolfo Enrique Fogwill, et Las Islas (1998), de Carlos Gamerro. Ces livres continuent encore aujourd’hui de susciter des lectures multiples et de faire l’objet de séminaires et d’analyses critiques, sur la problématique du concept d’héroïsme, par exemple, ou sur la remise en cause du genre épique, pour atteindre rapidement des niveaux de symbolisme qui permettent de comprendre la guerre dans le contexte de la dictature militaire [en place à l’époque en Argentine]. Les temps changeront par la suite, le néolibéralisme apportera une nouvelle façon de penser la guerre et modifiera le regard porté sur les combattants.
Mais si l’on conçoit la littérature comme une tradition qui ne cherche pas à nier tout ce qui s’est fait auparavant au nom d’une pseudo-originalité, force est de constater que Los Pichiciegos et Las Islas permettent de continuer à penser la guerre des Malouines et donc à écrire sur elle. C’est profondément ancrée dans cette tradition que Patricia Ratto a écrit son troisième roman, Trasfondo* [Tréfonds].
Elle y aborde cette guerre d’un point de vue très intéressant : un groupe de soldats embarque pour les îles à bord du San Luis, un vieux sous-marin de fabrication allemande acquis par la marine argentine après la Seconde Guerre mondiale. Si Patricia Ratto s’est imposée comme une narratrice de talent dès son deuxième roman, Nudos (2008), où la guerre était d’ailleurs deja présente par le biais d’un récit centré sur un ancien combattant, elle prend avec Trasfondo des risques bien plus importants et surmonte impeccablement la difficulté : faire en sorte que la prose s’adapte au rythme vertigineux, au climat presque asphyxiant qui règne dans tout le roman, en accumulant de petits événements qui, pris dans leur ensemble, donnent une image très complète de ce que signifiait pour ces jeunes gens le fait d’être mobilisés dans une guerre perdue d’avance, avant même le départ de la première flotte pour les îles de l’Atlantique Sud.

Sens du devoir
C’est justement en cela, dans ce travail minutieux de la langue qui rappelle parfois Thomas Bernhard, que Patricia Ratto parvient à faire sortir du lot ce récit de guerre en plaçant au premier plan une réalité difficile à raconter : l’adversité ne se résume pas au danger qu’incarne l’ennemi, elle est aussi, et surtout, présente au sein même de l’armée, fragilisée par ses multiples faiblesses en matière de techniques et d’équipements. “Enfin, un message nous arrive des forces sous-marines, mais cela ne tranquillise personne. Ordre de se détacher dans le secteur des Malouines : d’ici un moment, vers minuit, nous mettrons le cap sur les îles. Cela signifie qu’il nous faut traverser la zone d’exclusion imposée par les Anglais. Nous sommes plus d’un à nous coucher tout habillés, il faut être prêt en cas d’appel aux postes de combat. A partir de cet instant, restrictions d’eau et d’électricité maximales.”
Raconté du point de vue d’un soldat qui exerce les fonctions de mécanicien à bord du sous-marin, Trasfondo est davantage qu’un témoignage de plus sur les événements qui se sont succédé durant les mois de conflit. C’est une sorte de regard critique et profond qui, sans jamais tomber dans les lieux communs, permet de comprendre à quel point les conscrits étaient animés d’un authentique sens du devoir, un sentiment nourri à la fois par leur patriotisme et leur conviction profonde que mourir pour pareille cause ne pouvait laisser de place au doute. Et c’est là assurément l’un des plus grands mérites de ce roman, où la thématique de la guerre s’appréhende sur différents plans, avec des soldats qui, privés de presque toute information en dehors des journaux sporadiques de Radio Colonia [une radio uruguayenne très écoutée en Argentine sous la dictature], plongés dans une insoutenable attente, ont participé non seulement à la guerre, mais aussi à un récit de cette guerre tristement livré à l’imagination de Chacón des membres d’équipage du sous-marin. Par ses nombreuses lectures et par son style, Trasfondo mérite d’occuper une place de choix dans notre littérature de la guerre des Malouines.

                                                                                            Sebastián Basualdo

PATRICIA RATTO : : Biographie
Patricia Ratto enseigne la littérature à Tandil, ville située au sud-est de Buenos Aires, où elle est née. Elle commence sa carrière littéraire en 2006 avec Pequeños hombres blancos (Petits hommes blancs). Deux ans plus tard, elle publie Nudos (Noeuds), où elle évoque déjà la guerre des Malouines (avril-juin 1982) comme l’un des trois maux de la société argentine, avec la pauvreté et la represión exercée par la dictature militaire (1976-1983).
Son nouveau roman, Trasfondo, est le fruit des recherches qu’elle a menées sur le sousmarin ARA San Luis, dont l’équipage avait essuyé pendant quarante jours les assauts de la flotte britannique. (patriciaratto.com)

* Editions Adriana Hidalgo, Buenos Aires, 2012. Pas encore traduit en français.

Courrier international | n° 1123 | du 10 au 16 mai 2012 47

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